Le numéro 20 de la revue Crisol, intitulé Les figures du rebelle, est un volume collectif qui rassemble les contributions des trois groupes de recherche de l’EA 369 Études romanes – le CRIIA, le CRIX et le CRILUS. Le choix de ce thème nous a semblé fédérateur car le rebelle­ – « celui qui déclenche la guerre », « qui relève la tête », « qui refuse de s’humilier », est une figure très représentative des pays issus de la romanité, socle fondateur de cultures qui peu à peu forgeront leur identité propre. Dès la conquête romaine, il y a une Hispania, qui résiste, et de nombreuses Numance jalonneront l’histoire de ces rébellions contre l’Empire. Rétrospectivement on constate que l’aire romane a fomenté des formes de résistance sui generis, rebelle, rebelde, ribelli…, au XIXe siècle, chemises rouges de Garibaldi, guérillas contre les troupes napoléoniennes, lesquelles deviendront ce type de guerre révolutionnaire qui embrasera l’Amérique latine. Avant même la Révolution russe, la Révolution mexicaine deviendra le paradigme en la matière jusqu’à ce que l’autre Révolution, la Cubaine lui succède.

On se rebelle contre tout pouvoir coercitif, politique, culturel, économique, religieux. On lutte contre le grand propriétaire terrien, contre le maître esclavagiste, dans le palenque ou quilombo, contre les différents régimes autoritaires – fascisme, franquisme, salazarisme – ou simplement contre les institutions d’un pays, d’une république dans laquelle un groupe humain, un clan, ne se reconnaît pas. Il s’agira de rébellion souvent menée par un chef charismatique qui précipitera la fin d’une société par la lutte clandestine, la guérilla, et annoncera un nouvel ordre révolutionnaire ; s’il triomphe, le rebelle entrera dans l’Histoire. Mais le héros vaincu sera oublié.

La constitution d’États Nations au XIXe siècle en Europe, mais aussi en Amérique Latine – quand le Brésil devient une République – réactivera des formes de résistances ancestrales : banditisme, bandes armés, sicarios dans les sociétés gangrénées par la drogue.

Les différentes contributions de cette nouvelle livraison de la revue CRISOL proposent ainsi une lecture des nombreuses et très variées figures iconiques que l’aire romane n’a cessé de secréter : guérilleros, milicianos, pasionarias, soldaderas, jusqu’aux Indignados qui depuis la Plaza Mayor de Madrid ont essaimé la contestation, à l’origine d’un vaste mouvement de protestation en Europe et aux Etats-Unis contre « l’horreur économique » que signifient les brutales politiques néolibérales du XXIe siècle et l’échec de la social-démocratie.

Dans la première partie « Le rebelle entre dans l’Histoire», les contributions s’interrogent sur la façon dont celui qui prend les armes contre l’envahisseur, qui conteste un pouvoir despotique, entre un jour dans l’Histoire, récupéré, iconisé, grandiose symbole identitaire, souvent redécouvert au gré des régimes politiques en cours. Il peut aussi tout en demeurant une figure « anonyme» aux yeux de l’Histoire officielle, être revendiqué par la mémoire collective, populaire. L’image du rebelle est médiatisée, réinterprétée, relayée, perpétuée par la littérature, la statuaire, la peinture, les arts visuels.

En ouverture de cette première partie, la communication de Bernard Darbord et de César Garcia de Lucas, consacrée à l’infant don Juan Manuel, auteur du Conde Lucanor rappelle combien de tout temps la figure du Monarque, doté d’un pouvoir absolu suscite chez le vassal, l’effroi, mais pousse aussi à la rébellion. Amélie Djondo s’intéresse au personnage de la reine rebelle dans la comedia du Siècle d‘Or ; directement inspirée des grandes reines de l’Histoire antique et moderne, entre regina justa et regina horrens, celle-ci s’insurge contre un rôle prédéfini.

Les communications suivantes questionnent la fabrique de l’Histoire. Marie Lecouvey analyse deux figures historiques mexicaines, Emiliano Zapata et Cuauhtémoc. L’une et l’autre incarnent la rébellion ­– Cuauhtémoc, martyr sacrifié par les Conquistadores et Zapata le héros révolutionnaire ; mais l’une et l’autre, dans la statuaire, dans l’iconographie, dans le discours identitaire, dans la célébration, seront différemment traitées. La figure de Zapata fluctue au gré de la Révolution officielle, celle du PRI qui l’aseptise et lui préfère comme accessoire l’épi de maïs au fusil… alors que l’ELNZ du subcomandante Marcos en 1994 revendique l’homme en armes. Étrangement, Cuauhtémoc le dernier empereur aztèque semble avoir une destinée ambiguë. En tant que héros national, il ne semble pas être revendiqué comme une figure de rébellion du peuple mexicain, la filiation identitaire restant au niveau de l’histoire officielle, difficile. La figure du rebelle oubliée délibérément par l’Histoire sous un régime autoritaire, peut retrouver son statut de personnage historique, enfin reconnu, quand revient la démocratie ; c’est le cas en Équateur de Luis Vargas Torres dans la communication d’Alexis Medina ; dirigeant libéral, il sera exécuté en 1887 sous le gouvernement autoritaire de Caamaño ; et c’est après le triomphe de la révolution libérale de 1895 que commencera la réhabilitation de celui qui depuis 2012 est devenu un « héros national ». José Carlos Janela Antunes retrace l’étonnante biographie d’Henrique Galvão (1895-1970), qui symbolise au Portugal le combat contre Salazar, mais aussi contre tous totalitarismes ; il sera d’ailleurs décoré à titre posthume par le président Mário Soares en 1991. Citons encore le cas du charismatique jeune communiste équatorien, Milton Reyes, opposant au régime de J. M. Velasco Ibarra et exécuté en 1970 ; sa fille, Natacha Reyes Salazar, tente de réhabiliter son souvenir dans un livre autobiographique, Los 60’s sin Rock (2011) qui est également un plaidoyer afin que la mort de son père soit reconnue comme un crime politique, comme on peut le lire dans la communication de Diana Sarrade Cobos. Mais qui mieux que Puig Antich pour incarner la figure du jeune rebelle, militant politique exécuté en 1975 ? Canela Llecha Llop, à partir du film Salvador de Manuel Huerga (2006), démontre comment la figure canonique, qui cristallise un passage charnière, celui de la fin du franquisme à l’avènement de la démocratie, devient dans le film une icône mercantilisable, qui ressortit davantage du mauvais garçon et du bandit ; c’est une figure hypersémantisée, car elle réunit sur sa personne tous les clichés et stéréotypes que l’on attribue en général au rebelle. Enfin cette dernière partie se termine par la communication de Marie Isabelle Viera sur le migrant portugais vu à travers deux récits : A noite e o riso de Nuno Braganca (1969) et la nouvelle de J. M. G. Le Clezio « Ô voleur, voleur, quelle vie est la tienne ? » (1982) ; héros anonyme, à la fois révolutionnaire et rebelle bandit, il conteste le système d’exploitation dont il est victime en tant qu’émigré portugais et grâce à la littérature, entre ainsi dans l’intrahistoire.

Si le rebelle prend les armes, il utilise aussi les idées, les mots, l’écriture pour résister et témoigner, tel est l’objet d’étude de notre deuxième partie intitulée « Résister, témoigner ». Ainsi dans les deux premières communications, on comprend l’importance du rôle de l’écriture, arme qu’il faut brandir pour s’affirmer, mais surtout combattre contre les inégalités d’une société injuste ou éthiquement scandaleuse. L’insoumission des « Trois femmes puissantes » dans l’article de Françoise Aubès témoigne d’un Pérou discriminatoire, violent, machiste, qu’il s’agisse de celui de la romancière pré-indigéniste Clorinda Matto de Turner, de la franco péruvienne Flora Tristan ou de celui de María Elena Moyano au XXe, qui en plein terrorisme de Sentier Lumineux tentera par son action militante de s’opposer au fanatisme de ce mouvement. Dans ces trois cas, il s’agit de passer de l’espace privé à l’espace public, de revendiquer sa place ailleurs que dans le confinement de la maison. Ce que font également des trois intellectuelles espagnoles – Concha Méndez Cuesta (1898-1986), Ernestina de Champourcin (1905-1999) et Carmen Conde (1907-1996) – auxquelles s’intéresse Allison Taillot ; le récits autobiographique de ces « rebelles à la plume », vise non pas l’évocation rétrospective de souvenirs privés, mais par l’acte d’écrire, la reconnaissance publique. Le genre autobiographique qui se prête donc parfaitement à un travail de réflexion sur la construction identitaire, prend un tour particulier dans le cas de celles « des frondistes de gauche » – Vittorini, Gambetti et Lajolo – qu’analyse Pierpaolo Naccarella. Ces jeunes intellectuels fascistes, qui contestèrent non pas l’idéal fasciste, mais sa pratique, deviendront pour deux d’entre eux des communistes déçus qui ne se rebelleront pas contre le PCI, auquel ils devaient leur « réhabilitation ». L’écriture est aussi l’essence même de la rébellion et tout particulièrement pour le poète : le poète est un hors-la-loi, comme le définit Béatrice Ménard en étudiant Altazor du chilien Vicente Huidobro (1893-1948), dont la rébellion est avant tout « mort et résurrection du langage », rupture, transgression, dégrammaticalisation ; il faut tout détruire pour créer un autre monde. On retrouve cette même rébellion chez le poète hispano-mexicain, Tomás Segovia (1927-2011), qui a fait de l’insoumission une manière d’être et d’écrire comme l’explique Judite Rodrigues à la lumière de son œuvre poétique, mais aussi de ses essais, dans lesquels il prône la sédition contre l’immonde monde de « l’homo consummens ». En conclusion de cette deuxième partie consacrée à l’écriture comme forme de résistance et de témoignage, la contribution de Graça Dos Santos montre comment le théâtre sous une dictature comme celle de l’Estado Novo de Salazar peut être un agent de contestation dans un pays opprimé ; c’est le cas de la compagnie du Teatro Moderno de Lisboa (1961-1965) quand elle représente L’encrier de Carlos Muñiz en deça des Pyrénées ; mais jouée à Paris, la pièce perdra de sa ferveur protestaire.

Dans la troisième partie « Héros et mythes populaires », les contributeurs s’intéressent aux formes délictueuses de la rébellion. Quand les états modernes se constituent au XIXe siècle, sont réactivées alors des formes de résistance culturellement présentes depuis des siècles, en la personne du bandit et de son code d’honneur « la balentia» en Sardaigne ; les bandits sardes du Mezzogiorno de l’état italien, incarnent la rébellion conte l’autorité locale, puis contre un nouvel ordre social, économique. C’est l’évolution de la figure du bandit sarde qu’analyse Giuliana Pias à travers les romans de G. Deledda, S. Atzeni, et M. Fois, montrant comment cette figure permet une relecture de l’histoire de la Sardaigne. La rébellion se décline aussi au féminin comme on peut le lire dans plusieurs communications. Dans celle de Ramona Onnis, sont étudiés dans une perspective postcoloniale les personnages féminins de deux romans de Sergio Atzeni : Juanica dans le roman historique La fable du juge bandit, et Cate dans Bellas mariposas dans la Cagliari d’aujourd’hui. La rébellion des femmes n’est pas exempte d’ambigüité, celles-ci s’arrogent en effet le droit d’être aussi sanguinaires et cruelles que leur compagnon ou que ces hommes machos, leurs ennemis qui les asservissent et les maltraitent. Ainsi au Brésil Maria Déia, devient sous le nom de Maria Bonita une figure légendaire comme l’explique Véronique Le Dû, évoquant la compagne de Limpião, célèbre cangaceiro dans le sertão reculé du début du XXe ou les bandes de cangaceiros font la loi, s’insurgeant contre une république dont la devise est Ordre et Progrès. Maria Bonita, n’est pas une soldadera, elle combat, pille, manie les armes en véritable cangaceira. Et elle subira le même sort que les hommes de la bande de Lampião, exécutés le 28 juillet 1938 par la police. La délinquance au féminin se développe aussi dans le contexte urbain de sociétés où à l’autorité de l’État s’est substituée celle de groupe maffieux, comme le met en scène dans son roman 9 mm parabellum (2008) l’écrivain équatorien Alfredo Noriega dont Emmanuelle Sinardet propose l’analyse. Solitaire tueuse à gages, sanguinaire, mue par la haine des hommes, Esther échappe cependant au stéréotype de la sicaria car sa rébellion passe aussi par son amour de la poésie et de Borges ; figure complexe, le personnage d’Esther devient ainsi comme « l’étoile brillante d’un roman noir ». Dans une autre Amérique, celle des afro-descendants, le marronnage de fait (quilombo, palenque) qui est une manière de survivre à l’ordre colonial esclavagiste, s’accompagne aussi d’un marronnage discursif. C’est ce qu’étudient Sébastien Lefèvre et Paul Mvengou Cruzmerino à travers deux chansons mexicaines, forme de résistance à l’invisibilisation imposée aux afro-descendants en Amérique Latine. Se rebeller contre une société discriminatoire pour trouver enfin sa place, telle est la trajectoire de Cusumbo, le métis, symbole d’une nation en devenir dans la lecture proposée par Caroline Berge de Don Goyo, roman de l’Équatorien Demetrio Aguilera Malta (1933). Enfin la communication de Manuella Spinelli réfléchit sur cette autre forme de rébellion sans rébellion comme celle que met en scène le romancier italien Giuseppe Montesano dans deux romans, Dans le corps de Naples (2002) et Cette vie mensongère (2005) ; les protagonistes sont de jeunes trentenaires, sorte d’Oblomov modernes, et contrairement au précepte selon lequel « la valeur n’attend pas le nombre des années », ils refusent une société de gagnants ; rétifs à toute forme d’adhésion à une quelconque idéologie politique, ils sont convaincus de l’impossibilité de la rébellion aujourd’hui.

Nous espérons que la lecture de cet ouvrage collectif permettra de mieux comprendre combien la figure du rebelle peut être paradoxale et complexe comme la liberté qu’il renvendique. Que ces collaborations permettent aussi au lecteur de s’interroger sur d’autres réalités non fictionnelles, celles d’une actualité qui montre, toutes aires géographiques confondues, que la condition humaine est et se doit d’être, celle de l’Homme révolté.

Françoise Aubès avec la collaboration du comité scientifique :

Zoraida Carandell, Graça Dos Santos, Lina Iglesias, Manuelle Peloille, Lucia Quaquarelli, Emmanuelle Sinardet

 

SOMMAIRE

 

Françoise AUBÈS – Avant-propos

 

I. Première partie : Le rebelle entre dans l’Histoire

Bernard DARBORD et César GARCÍA DE LUCAS – Don Juan Manuel en rébellion contre son roi (Espagne, XIVe siècle) : Poema de Alfonso Onceno et Conde Lucanor

Amélie DJONDO– Le personnage de la reine rebelle dans le théâtre du siècle d’or

Marie LECOUVEY – De Cuauhtémoc à Zapata : le double usage des figures de rebelles mexicains (XIXe-XXIe siècles)

Alexis MEDINA – Luis Vargas Torres, martyr du libéralisme équatorien : la naissance d’un mythe

Diana SARRADE COBOS – La construction de l’image du père rebelle dans le roman Los 60’s sin Rock de Natacha Reyes

Canela LLECHA LLOP – Rebelle et tais-toi ! La représentation cinématographique de Salvador Puig Antich

José Carlos JANELA-ANTUNES – Henrique Galvão : rebelle au nom de la justice et pour la liberté

Marie-Isabelle VIERA – Le migrant portugais rebelle : figure marginale ?

 

Deuxième partie : Résister, témoigner

Françoise AUBÈS – Trois femmes puissantes

Allison TAILLOT – L’écriture comme attribut de la rébellion dans les écrits personnels des « modernes de Madrid »

Pierpaolo NACCARELLA – La rébellion contre le fascisme des « frondistes de gauche » dans leurs ouvrages autobiographiques (1944-1946)

Béatrice MÉNARD – Altazor de Vicente Huidobro ou la rébellion du langage poétique

Judite RODRIGUES – «La rebeldía cabal» : éthique et poétique du rebelle dans l’œuvre de Tomás Segovia

Graça DOS SANTOS – Être ou ne pas être rebelle : L’encrier de Carlos Muñiz par le Teatro Moderno de Lisboa au Théâtre des Nations en 1962

 

Troisième partie : Héros et mythes populaires

Giuliana PIAS – Du bandit armé à la « balentìa » sans armes. L’évolution de la figure du rebelle dans le roman sarde contemporain

Véronique LE DÜ DA SILVA-SEMIK – Représentation de Maria Bonita dans la littérature de cordel brésilienne

Ramona Onnis – Le rebelle au féminin dans l’œuvre romanesque de Sergio Atzeni

Emmanuelle SINARDET – La figure de la rebelle dans 9 mm parabellum d’Alfredo Noriega (2008) : de la sédition de la sicaria à la subversion de la lectrice

Sébastien LEFÈVRE et Paul Raoul MVENGOU CRUZMERINO – Stratégie de résistance : figures rebelles dissonantes dans les Afro-Amériques

Caroline BERGE – Cusumbo : un rebelle exemplaire dans le roman réaliste social équatorien Don Goyo de Demetrio Aguilera Malta

Manuella SPINELLI – Une rébellion sans rebelle. Formes de représentation de l’antihéros dans les romans de Giuseppe Montano

Publiée: 2018-02-17