Mes chers amis, je suis très heureux de participer avec vous à l’inauguration de ce colloque international, dont les travaux, étendus sur trois journées, réunissent des chercheurs de grand renom, habitués à cerner, par delà le discours des œuvres, le cheminement caché de la pensée des Bhommes. Le GRELPP, que dirige mon ami Amadeo López, nous démontre, une fois de plus, sa force, sa vitalité et son originalité.

Je vous dirai que je regrette fort de ne pas y participer davantage, tant le sujet est important et riche.

À en juger par les travaux précédents du séminaire consacré au sujet (13 contributions publiées1), et à en juger par les 36 communications annoncées de ce programme, on a affaire à une construction majeure : les figures de la mort.

Le séminaire travaille tant sur l’Espagne que sur l’Amérique latine, et il semble bien que les questions qu’il aborde sont si profondément ancrées dans l’esprit (le père, la mort, la souffrance) qu’elles sont universellement partagées : ce qui distingue l’homo hispancus (au sens large), c’est sa spécificité culturelle, la spécificité de son esthétique et de ses représentations.

J’ai eu naguère le plaisir de participer au colloque sur l’image parentale. J’avais choisi un texte médiéval, en rapport avec mon champ de recherche. Les travaux du présent colloque sont plutôt orientés vers le monde actuel, dans l’immensité du monde hispanique. Si je passe maintenant de la diatopie à la diachronie – pour utiliser une notion dont nous autres linguistes sommes friands –, force est de constater que la mort intéresse le médiéviste, autant que le moderniste, et que la mort était pour l’homme du Moyen Âge, comme elle l’est encore pour l’homme d’aujourd’hui, une compagne de tous les instants.

Les Coplas a la muerte de su padre de Jorge Manrique est un des sommets de la poésie espagnole. On n’en retient souvent que les premières strophes, oubliant que le poème a pour objet de faire de la mort une compagne, plus qu’une ennemie. La conception est en fait calquée sur une vision multiple et chrétienne de la vie, vie terrestre, vie dans la mémoire des autres, vie spirituelle. La mort s’adapte à ces trois vies en changeant à chaque fois d’apparence. Lorsqu’on utilise les moyens informatiques

d’analyse textuelle, on aperçoit que le mot le plus employé, dans ces Coplas sur la mort, c’est le mot vida.

Un autre outil que possède le médiéviste, ce sont ces riches collections d’exempla, ou de contes, qui nous parlent de mille choses, mais en particulier de la mort. Ces contes sont souvent classés par ordre alphabétique, de sorte qu’il suffit de chercher à mors (entre monachus et mulier). Le Libro de los exemplos por ABC de Clemente Sánchez en est un bon exemple.

On trouve d’abord un conte sur la crainte de la mort : mors continuo est timenda. Le second conte évoque presque pareillement la douleur du riche ou du méchant dans ses derniers instants, alors que le saint approche de la mort le cœur léger : mors sanctorum dulcis, peccatorum erit amara. Le troisième intime à l’homme de garder toujours présente l’idée de la mort, ce qui ne peut que bien guider son action : mors semper in memori debet esse.

Une autre représentation intéressante évoque le caractère multiforme de la mort. Mors imago multum est disformis : cette mort possède une voix d’homme, mais son corps est celui d’un âne, ses pattes sont celles d’un cerf. Elle a des pieds de cheval, un visage de lion, et plusieurs rangées de dents. Au total, un ensemble difforme, diabolique. La mort est un âne, car l’âne a pour fonction de tout transporter, vers Dieu, vers le diable, vers les vers. La mort transfère aussi l’argent du mort vers les héritiers. Elle a les pattes d’un cerf, car d’un pas léger, elle va partout. Nul lieu ne lui est étranger. La mort est comme le cheval de la fable, car elle est chicaneuse et orgueilleuse. Elle a le visage du lion, car elle ne craint personne et affronte même les plus puissants.

Quoi qu’il en soit, la mort est souvent dénoncée comme négation de la vie. Le riche devient pauvre, et Trotte-couvents, la leste maquerelle du Libro de buen amor, celle qui marchait et trottait, est partie et ne reviendra pas :

¡ Ay mi Trotaconventos, mi leal verdadera !

Muchos te seguían biva, muerta yazes señera.

¿ A dó te me han llevado ? Non sé cosa çertera ;

nunca torna con nuevas quien anda esta carrera.1

Ce n’est là qu’une entrée en matière, sous l’angle médiéval ! L’ampleur et la diversité des figures va maintenant apparaître dans vos exposés. Le colloque, je le sais, sera riche, et chacun y apportera tout son talent. L’UFR de Langues est heureuse de vous accueillir et d’apporter sa contribution au budget général de l’opération. La diversité des origines de chaque participant est un gage de la réussite du colloque et du rayonnement international du GRELPP.

 

Bernard Darbord

 Table des matières
Bernard Darbord - Ouverture du Colloque
Banalisation de la mort et angoisse
François Delprat - Scandale de la mort : 2666, roman posthume de Roberto Bolaño
Fernando Díaz Ruiz - Actitudes y presencias de la muerte en La Virgen de los sicarios de Fernando Vallejo
Delphine Chambolle - La mise en scène de la mort dans les esperpentos de Valle-Inclán : « la dernière grimace »
Luis Martín-Estudillo - Poéticas de la degradación en la novísima poesía española : Guillermo Carnero y Miguel Ángel Velasco
Jacqueline Covo-Maurice - Día de muertos. Antología del cuento mexicano (2001)
Deuil et mélancolie
Amadeo López - Deuil et mélancolie dans La Lluvia amarilla de Julio Llamazares
Lina Iglesias - Écriture et mélancolie dans En las orillas del Sar de Rosalía de Castro
Sylvie Turc-Zinopoulos - Doña Berta de Leopoldo Alas, « Clarín », et le deuil
Paciencia Ontañón - La « muerte » de Isidora Rufete
Meurtre du père
Sylvie Sesé-Léger - La fille du Commandeur
Pauline Wendt - La muerte del padre en dos novelas chilenas postgolpe : Los Vigilantes de Diamela Eltit y El Desierto de Carlos Franz
Mariano Fernández Sáenz - Figuras de la muerte ante el desafío de ir más allá del padre. Reflexiones en torno a la novela Gracias por el Fuego de Mario Benedetti
La mort prorpe comme horizon de l’être-pour-la-fin
Aline Jancart-Thibault - Le vieil homme et la mort : Miguel Ángel Asturias, de l’hyperbole à l’euphémisme
Christina Komi Kallincos - Ruina y desamparo en La Lluvia amarilla de Julio Llamazares
Mabel Franzone - La muerte como tiempo cíclico en « Los Ojos del tigre » de Germán Rozenmacher
Claudie Terrasson - « Sólo Catulo permanece y dura », l’art et la mort dans la poésie de Luis Antonio de Villena
Marie-Soledad Rodriguez - Los Hijos muertos de Ana María Matute ou la mort dans tous ses états
Écriture et catharsis
María Angélica Semillla Durán - El muerto y yo : luz y letra en Mortal y rosa de Francisco Umbral
Monique Plâa - L’écriture de la mort dans les derniers poèmes de Pablo Neruda
Luis Pérez Simón - La continuidad del ser revelada : muerte, memoria y erotismo en Horacio Castellanos Moya
Nathalie Besse - La mort dans Sombras nada más de Sergio Ramírez : entre thanatos et conjuration
Jaime Céspedes - Valores apocalípticos de la muerte en Autobiografía de Federico Sánchez de Jorge Semprún
Clément Tournier - La polarité Éros-Thanatos dans « Dos letters » de Bernardo Atxaga
Sens et non sens
Marie-Claire Zimmermann - La mort et les figures de l’être : l’œuvre poétique de Jaime Siles
Nathalie Lalisse-Delcourt - L’éclair de la mort dans Metamorfosis de lo mismo de Gonzal Rojas.
Marie-José Hanaï - Une alternative à la mort dans Aura et « La buena compañía » de Carlos Fuentes : la recréation de l’être
Emmpanuelle Sinardet - La mort sacrificielle : « Guásinton » de l’Équatorien José de la Cuadra
Florence Olivier - Entre mort et vie : paroles de fantômes dans Pedro Páramo
Bernard Sesé - Poétique de la mort selon sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix

 

Publiée: 2019-03-04

L'ensemble du numéro