Équateur, Équateur, j'ai pensé bien du mal de toi.
Toutefois, quand on est près de s'en aller... et revenant à cheval à l'hacienda par un clair de lune comme je fais ce soir (ici les nuits sont toujours claires, sans chaleur, bonnes pour le voyage) avec le Cotopaxi dans le dos, qui est rose à six heures et demie et seulement une masse sombre à cette heure... mais il y a des mois que je ne le regarde plus... Équateur, tu es tout de même un sacré pays. [...]
Henri Michaux, Ecuador, Journal de voyage, éditions Gallimard, Paris, 1929
Le sujet des relations entre la France et la République de l’Équateur pourrait paraître éculé. Il est admis, en effet, que les penseurs français des Lumières ont influencé le processus indépendantiste de l’Audience de Quito et que les liens culturels, diplomatiques et scientifiques n’ont cessé depuis d’être denses et riches. Ce serait oublier l’évolution de ces relations ainsi que les reformulations des divers transferts culturels qu’elles ont pu susciter. Ce serait également laisser de côté la notion d’échanges et d’apports réciproques.
Au-delà de l’attrait de la mode ou de la gastronomie françaises ; au-delà de la curiosité que suscite l’Équateur en France ; au-delà des œuvres d’un Montalvo ou d’un Michaux, il convient de s’interroger sur le genre de ces relations, à travers l’espace et le temps, ainsi que sur les modalités de leurs manifestations. Il s’agit aussi d’observer les évolutions récentes, celles du 21e siècle, où les relations privilégiées entre les deux pays peuvent, de prime abord, sembler plus lâches.
Si la France et l’Équateur ont eu des relations ininterrompues, y a-t-il eu des fluctuations, des résistances, des heurts voire des rejets ? Quelles en ont été les raisons ? Sur quelles représentations réciproques ont-elles pu déboucher ? L’importance stratégique des relations réciproques, l’intérêt politique et économique sont, à ce titre, des thèmes d’étude fructueux au même titre que la valeur civilisationnelle et culturelle de ces rapports bilatéraux. Les deux dimensions peuvent d’ailleurs s’avérer complémentaires et se nourrir mutuellement. Y a-t-il une passion franco-équatorienne ? Quelles en seraient les manifestations et les modes d’expression ? Les temps forts et les temps faibles ? Peut-on parler de la circulation de « modèles » entre les deux pays ? Si tel est le cas, comment ont-ils pu stimuler la production du savoir, et quels formes et cadres socioculturels ont présidé à leur transmission ?Le questionnement sur les relations franco-équatoriennes est riche, car il implique la notion de « regard ». Du point de vue équatorien, il pose la notion d’un éventuel héritage de la pensée française. Si cet héritage existe, y a-t-il eu « détournement » de cette dernière, réappropriation et reformulation ? Comment et dans quels buts ? Du côté français, la réflexion peut prendre une dimension méthodologique. Peut-on se prononcer sur la réalité équatorienne depuis la France sans verser dans des postures empreintes d’une forme de néocolonialisme culturel ou sans éviter les lieux communs ? L’étude des relations franco-équatoriennes nous invitent ainsi à réfléchir sur les modes de construction, à un moment historique donné, de la représentation d’un ailleurs lointain, parfois idéalisé, par le biais de clichés, de stéréotypes, de mythes, de caricatures ou d’images pittoresques et exotiques. Plus largement, de Montalvo à Gangotena ou à Michaux, l’espace réel, géographique, est aussi celui de l’imagination et d’une certaine quête de soi. Aussi proposons-nous une approche pluridisciplinaire qui cerne la nature mais aussi les évolutions des relations, échanges, transferts et rencontres entre les deux pays.
Les travaux présentés ici sont le fruit d’une réflexion collective menée dans le cadre de rencontres et plus précisément du colloque international sur le thème « France-Équateur : regard croisés » qui s'est tenu les 2 et 3 décembre 2011 sur le campus de l'Université Paris Ouest Nanterre – La Défense. Ce colloque et la publication du présent volume viennent célébrer les quarante ans du Centre d’études équatoriennes, fondé en 1972. Qu’il nous soit permis ici renouveler nos remerciements aux appuis qui ont permis la célébration de cet anniversaire : le CRIIA (Équipe d´accueil 369), l’École doctorale Lettres, langues, Spectacles (ED 138), l’UFR LCE de l’Université Paris Ouest Nanterre – La Défense, l’association des historiens de l’Amérique latine ALEPH, l’Ambassade de la République de l’Équateur en France et la Délégation de l’Équateur auprès de l’Unesco.
Ce numéro spécial de Crisol célébrant les quarante ans de la création du Centre d’études équatoriennes s’ouvre très logiquement sur l’avant-propos de Claude Lara, de la Délégation de l’Équateur à l’Unesco, intitulé « Le Centre d’études équatoriennes de Paris Ouest, un regard équatorien ». Il est consacré à la création du Centre et aux activités menées depuis quatre décennies maintenant. Il montre que le Centre fonctionne comme le réseau des équatorianistes en France, dans les champs des sciences humaines et sociales, de la linguistique, des arts et des lettres. Outre cette mission première, il rappelle que le Centre a aussi pour objet de faciliter et de développer les études portant sur la République de l’Équateur, de resserrer les liens entre les deux pays et de promouvoir les échanges entre étudiants et chercheurs équatoriens et français. Il insiste également sur le rôle que le Centre joue auprès des chercheurs débutants, sa vocation étant également d’offrir un espace où présenter les résultats de jeunes recherches. Le Centre, depuis quarante ans, représente autour de Paris Ouest Nanterre – La Défense et du CRIIA (Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines) un centre dynamique et novateur mettant à jour les connaissances sur l’Équateur.
Regards croisés au prisme des champs civilisationnels
La première partie du volume est consacrée aux échanges sous ses diverses facettes, selon une approche pluridisciplinaire. L’histoire des relations entre France et Équateur est en effet fort dense et cette partie s’efforce d´en aborder les moments et les acteurs les plus marquants : la mission de Charles-Marie de la Condamine et celle de Paul Rivet, les institutions de coopération, la vigueur de l’enseignement du français en Équateur, les nouvelles relations diplomatiques, les visites de chefs d’État, notamment celle du général de Gaulle en Équateur et, plus récemment, celle du Président Rafael Correa en France. Il ne s’agit pas seulement d’évoquer les éventuelles influences françaises dans la vie intellectuelle, culturelle et politique de l’Équateur mais de montrer comment se sont instaurés des échanges qui ont fait évoluer l'image de l’Équateur pour les Français et inversement.
Le chapitre premier « Voyageurs et scientifiques français en Équateur : échanges culturels et coopérations » porte sur la présence culturelle française en Équateur au prisme des organes de coopération et des missions scientifiques, mais aussi des voyageurs. À ce titre, Alexis Medina, dans « Les Indiens sous la Révolution libérale (1895-1912) en Équateur à travers le regard de Paul Rivet », croise regards et perspectives à la lumière des travaux réalisés par Paul Rivet en Équateur. Il montre que ces derniers, outre leur intérêt anthropologique ou ethnologique, ouvrent de nouvelles perspectives pour les études historiques sur les Indiens pendant la Révolution libérale initiée en 1895. Le croisement avec d’autres sources, comme l’essai de Moncayo, les discours des responsables libéraux ou des documents produits par l’Église concernant les politiques d’évangélisation des Indiens, s´avère fructueux pour éclairer d’un jour nouveau le système de domination des Indiens et la politisation ou la mobilisation des secteurs dits subalternes, particulièrement intense pendant la Révolution libérale.
Alvar de la Llosa, dans « L’Équateur et la visite du président français Charles de Gaulle (1964). Première partie : un contexte difficile », revient sur le contexte qui préside à la visite officielle du général de Gaulle en Équateur les jeudi 24 et vendredi 25 septembre 1964, à la lumière de la très riche documentation du Quai d’Orsay, encore peu exploitée. Cette étude éclaire d´un jour nouveau l´histoire politique de l’Équateur du début des années 1960 grâce à la diversité des points de vue, ceux des ambassadeurs, de la direction centrale, ceux exprimés par les acteurs équatoriens dans les cercles officiels et ceux de la presse. En effet, ce croisement des regards permet d’approfondir une vision historique équilibrée entre et depuis les deux pays. Le regard porté sur la politique interne de l’Équateur et l’analyse qu’en tire le représentant français sont particulièrement éclairants. Ils contribuent également à une meilleure connaissance d´un moment clé des relations franco-équatoriennes, lesquelles semblent s’essouffler dans un contexte de Guerre froide. Cette étude sera complétée ultérieurement par une recherche complémentaire sur la visite même du général de Gaulle, afin d´apprécier le renforcement de la coopération économique, scientifique et culturelle entre l’Équateur et la France. Nous ne manquerons pas de la publier dans un prochain volume proposé par le Centre d´études équatoriennes.
Catherine Lara, pour sa part, analyse dans quelle mesure la première mission géodésique française constitue une contribution pour l’archéologie équatorienne d’aujourd’hui, croisant non seulement deux pays mais deux périodes. Son travail « Aux sources de la collaboration scientifique franco-équatorienne : apports de la première mission géodésique française à l’archéologie équatorienne » cerne en effet deux types d’acteurs et d’époques : les archéologues équatoriens ou travaillant en Équateur aujourd’hui et dans le contexte actuel, et les géodésiens français, voyageurs et scientifiques de l’époque des Lumières. Cette approche originale permet de comprendre le type de contributions réalisées par les géodésiens français à l’archéologie équatorienne contemporaine ainsi que l’usage que les archéologues équatoriens ou travaillant en Équateur en font aujourd’hui.
Dans cette perspective, Diana Sarrade Cobos, avec l’article « La contribución científica y técnica del IRD en el conocimiento de la ciudad de Quito », revient sur les modalités du développement du Distrito Metropolitano de Quito à la lumière de la coopération scientifique et technique menée avec l’ORSTOM-IRD. Elle montre non seulement les apports de cette coopération particulièrement féconde à la connaissance de la ville de Quito et de son agglomération, mais elle analyse les spécificités d´une recherche commune basée sur le principe de l’action participative. Enfin, David Macías Barres analyse les enjeux et les particularités de l’enseignement du français en Équateur. Son travail « Una mirada contemporánea a la enseñanza del francés en Ecuador » observe la coopération linguistique mise en place par le gouvernement français et montre comment elle s’efforce d´adopter l’approche communicative et interculturelle promue de son côté par le gouvernement équatorien.
Le croisement des regards est aussi celui que pratique le chercheur, en utilisant des outils d’analyse élaborés depuis un pays pour comprendre l’autre ou bien en adoptant la démarche comparatiste pour penser son objet d’étude. Le second chapitre de cette première partie « Perspectives comparatistes : une histoire en commun ? » entend ainsi proposer des approches comparatistes dans des domaines aussi variés que le droit, la géographie ou la psychanalyse. La perspective comparatiste sert moins à comparer les œuvres et les réalisations indépendamment les unes des autres, qu’à témoigner de leurs rencontres, multiples et variées tout au long d’une histoire qui peut aussi s’envisager, le cas échéant, comme commune.
Ainsi, dans « Le droit de vote des femmes en Équateur et en France : d’Olympe de Gouges à Matilde Hidalgo de Procel », Sylvie Monjean-Decaudin compare-t-elle les parcours de deux pionnières de la lutte en faveur des droits civiques des femmes, Olympe de Gouges et Matilde Hidalgo de Procel. La mise en parallèle de l’avancée des droits des femmes dans les deux pays permet de constater que l’Équateur a doublement devancé la France, d’une part en reconnaissant dès 1924 le droit de vote et d’éligibilité des femmes, d’autre part en assurant une plus grande parité à l’Assemblée nationale.
De même, Christine Récalt, dans « La controverse de l’eau en Équateur : deux visions, deux origines », observe les bases des hydropolitiques publiques et les évolutions des stratégies institutionnelles en France et en Équateur. L´article repère les origines de deux conceptions du rôle de l’État, l’une issue de l’héritage des Lumières, l’autre des luttes séculaires des peuples autochtones, pour effectuer un rapprochement fructueux de deux histoires de la gestion de l’eau. L’approche comparatiste permet ici de souligner les éléments essentiels à une démarche législative consensuelle dont pourraient tirer parti les deux pays.
S’agissant de la psychanalyse, Verónica Valencia Bano utilise des outils français et, en l’occurrence, lacaniens qu’elle applique à un champ a priori aux antipodes de la psychanalyse, à savoir la tradition thérapeutique quichua. Cette démarche originale et inédite débouche sur l´article « Enfoque psicoanalítico sobre la histeria y la tradición terapéutica Kichwa » qui montre que deux formes de maladies dans une société traditionnelle, el espanto et el mal aire, peuvent être appréhendées à la lumière de la pensée lacanienne. Verónica Valencia Bano analyse comment ces deux maladies donnent une direction
aux pulsions que Lacan appelle jouissance. Ce faisant, elle démontre que la théorie psychanalytique contribue à penser le rapport entre l’âme et le corps chez les Quichuas.
Le troisième chapitre s’attache à « L’Équateur du 21e siècle en France ». Il s’agit de comprendre les nouvelles représentations de l’Équateur qui se mettent en place aujourd’hui en France, à la lumière des récents enjeux politiques qui bouleversent les relations franco-équatoriennes. Il s’agit également d’observer les nouvelles présences équatoriennes en France, en tentant de comprendre la place qu’occupe la France dans le phénomène migratoire massif qui caractérise l’Équateur du tournant de siècle.
Les deux premiers articles s’attachent à l’étude des nouvelles représentations de l’Équateur au prisme de la presse écrite française. Nicole Fourtané, dans « Les élections présidentielles (2006, 2009) et la Constitution de 2008, vues par le journal Le Monde », revient sur la curiosité qui naît en France pour l’évolution politique récente de l’Équateur, depuis l’élection de Rafael Correa. Nicole Fourtané analyse dans quelle mesure l’équipe éditoriale du Monde a compris les enjeux ouverts par les évolutions constatées dans la nouvelle gouvernance nationale équatorienne et « la révolution citoyenne » mise en œuvre. Elle souligne la fidélité aux événements, le souci de précision dans la présentation de la réalité équatorienne, la recherche d’une certaine objectivité face aux réactions induites par la gestion du président Correa et les réformes innombrables qui interviennent depuis son accession au pouvoir, même si Le Monde représente là une exception dans le paysage français.
De son côté, Hortense Faivre d’Arcier Flores, dans « La visite de Rafael Correa en France (mai 2008) au prisme de l'actualité politique », observe le traitement dont est l´objet la visite officielle en France du président équatorien, les 13 et 14 mai 2008, et s´efforce de pointer les raisons qui ont motivé ce déplacement aussi inattendu que discret, dix-huit ans après la venue à Paris du président Rodrigo Borja et quelques jours après celle du ministre des affaires étrangères français à Quito, Bernard Kouchner, en avril 2008. L’article décrypte les stratégies déployées de part et d’autre dans le resserrement des liens franco-équatoriens, plutôt distendus ces dernières années.
Enfin, Chiara Pagnotta met en lumière la migration équatorienne en France, phénomène tout récent et encore peu étudié. Son travail, intitulé « L’immigration récente des Équatoriens et Équatoriennes en France (1995-2010) », permet de cerner le profil de ces nouveaux migrants au sein du flux andin contemporain et de montrer une spécificité française, en ce sens que ce flux se distingue du modèle qui prévalait encore il y a quelques années en France, selon lequel le chef de famille émigrait pour entretenir sa famille restée au pays. L’exemple équatorien montre que les protagonistes de la migration sont des femmes qui s’insèrent sur le marché du travail français dans le secteur de l’entretien ménager, très majoritairement sans-papiers et pratiquant un fort « entre soi » de compatriotes ou d’hispanophones.
Regards croisés au prisme de la littérature
La seconde partie du présent volume est consacrée aux champs littéraires. Les échanges y sont observés de façon chronologique afin de tenter de mettre en évidence l´évolution de leur densité et de leur qualité. Un premier chapitre, « Reformulations et réélaborations de l’héritage français », appréhende les modèles artistiques français qui ont inspiré les écrivains équatoriens. Il montre que ces modèles ne sont pas l’objet de transferts au sens strict du terme, mais que s’est instauré, depuis la fin du 19e siècle, une forme de dialogue avec la France. Simultanément, il permet de comprendre comment, pour les artistes équatoriens du 20e siècle, le champ intellectuel français apparaît comme un facteur de positionnement et un marqueur esthétique.
Cette démonstration est au cœur de l’article de Pierre Lopez, « La France comme marqueur esthétique et vecteur culturel parmi les avant-gardes équatoriennes des années 1920-1930 ». L’auteur observe comment la France maintient en Équateur son aura parmi les élites des premières décennies du 20e siècle. Pour la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, l’adoption d'un « raffinement à la française » s'impose même comme marqueur d’une ascension sociale réalisée ou espérée. Le monde littéraire équatorien des années vingt et trente n’échappe pas à la règle, érigeant la France en espace de tous les « possibles esthétiques », comme le montre Pierre Lopez à la lumière des publications des années vingt et trente, de Gonzalo Zaldumbide aux avant-gardes à l´origine de la revue Hélice notamment.
Cristina Burneo observe pour sa part les modalités subtiles de l’appropriation et de la reformulation d’un héritage culturel français dans le cas de l’œuvre de Gangotena. Son travail « Césure et relativité : acrobatie d’un corps à deux fronts. Alfredo Gangotena » démontre que la pensée et l’écriture de Gangotena se sont nourries de la poésie française, mais aussi d’une expérience parisienne qui a permis à cet auteur inclassable de participer au dialogue scientifique et philosophique de son temps. Dans un entre-deux fécond entre France et Équateur, Gangotena a pu développer ses propres perspectives sur le monde, loin de toute idée d’expérience nationale, qu’elle soit équatorienne ou française. Cristina Burneo souligne l’originalité de la poésie d’Alfredo Gangotena qui défie l’idée de nation pour montrer que la littérature habite un espace transnational, jamais limité par des idéologies contingentes.
C’est dans une perspective semblable que Caroline Berge aborde l’œuvre d’un autre auteur inclassable, César Dávila Andrade, dans « L’héritage des auteurs français dans l’œuvre de César Dávila Andrade ». Repérant l’influence littéraire française chez César Dávila Andrade, cet article analyse comment le poète se fait visionnaire à l’instar de Rimbaud, inscrivant son parcours lyrique dans une logique de liberté créatrice. Il montre également que les images poétiques sont réélaborées de manière personnelle. César Dávila Andrade entend dépasser les modèles de Rimbaud ou Michaux qui, selon lui, ne seraient pas parvenus à leurs fins. Cette ambition le conduit vers une forme d´excentricité qui fait de ses écrits une œuvre unique en son genre.
Enfin, Anne-Claudine Morel revient également sur cette notion de dialogue franco-équatorien au prisme de la reformulation des influences, dans « Doctor Kronz versus Docteur Rieux : deux figures de l’exil dans un contexte de peste et de choléra. Étude comparative de La Peste (1947) d'Albert Camus et de El Viajero de Praga (1996) de Javier Vásconez ». Anne-Claudine Morel démontre que les deux romans sont des mises en scène littéraires d’une même interrogation : comment agir face au mal et au sein d'une communauté, alors que nous sommes tous déjà en proie à des problèmes individuels, à des doutes existentiels ? Les dimensions métaphysiques et philosophiques, les thèmes de l’absurde et du combat, la révolte, sont présents chez Camus et chez Vásconez. Ce dernier dépeint l’Équateur sans jamais le nommer à travers l’errance d'un Tchèque apatride dont l’exil interminable est à lire comme une variante de la condition humaine. Si l’écho de La peste est indéniablement présent dans El viajero de Praga, Vásconez parvient à l'ancrer dans un état d'esprit caractéristique de la fin du 20e siècle. En réponse à Camus qui affirmait ne pas avoir d'imagination, Vásconez déclare : « escribir, es mucho más que contar bien una historia, es sobre todo un ejercicio de libertad ». Ce chapitre se referme sur la réflexion de Ramiro Oviedo qui observe, à la fin du 20e et au 21e siècle, le déclin de l´influence française sur les écrivains équatoriens, mais aussi l’indifférence française pour la vie littéraire équatorienne. Dans « De la imaginación periférica a la novela transnacional », Oviedo propose de susciter l´intérêt et la curiosité des lecteurs français alors que la littérature équatorienne connaît un nouvel essor, tant quantitatif que qualitatif. Il offre un panorama inédit, caractérisé par des stratégies narratives renouvelées et par la renaissance du roman, issu des tensions entre imaginaires national et transnational où la place occupée par la France n’est pas neutre.
Les échanges et les réélaborations sont aussi observés au prisme des auteurs équatoriens contemporains installés en France. Ils incarnent en effet de nouveaux intermédiaires culturels, de nouveaux passeurs entre la France et l´Équateur. Comme le montre le chapitre « Trois Équatoriens à Paris : Alfredo Noriega, Rocío Durán Barba, Telmo Herrera », la fascination n´est plus de mise. Il s’établit avec la France un dialogue bien différent, où la reformulation des héritages français se fait, le cas échéant, rejet critique.
Deerie Sariols, dans l’article « Alfredo Noriega : Quito no se acaba nunca », revient sur deux romans noirs d’Alfredo Noriega, auteur équatorien écrivant à Paris, De que nada se sabe (2002) et Tan sólo morir (2010). Elle y observe les interdépendances Paris – Quito dans l´écriture de la ville. Le Quito reconstruit depuis l´autre côté de l´océan devient espace de convergence des imaginaires pour créer un lieu émotionnel modelé par la nostalgie. L’occupation de l’espace urbain parisien vient télescoper celui de Quito, redéfinissant la manière même d’exister dans la ville, entre « ser » et « estar ».
Pour sa part, Nathalie Lalisse-Delcourt, dans son article « Ecuador vs Ecuador : droit de réponse de Rocío Durán-Barba à Henri Michaux », confronte deux regards d’écrivains ayant donné naissance à deux Ecuador, l’un en 1928, l’autre en 2007, l’un français, l’autre équatorien, qui portent sur une même réalité physique, humaine et culturelle. A Ecuador journal de voyage de Michaux, répond Ecuador el velo se levanta de Rocío Durán-Barba, fiction novatrice et plaidoyer poétique. L’ouvrage de l’Équatorienne se présente en effet comme un droit de réponse d’un genre insolite à l’écrivain franco-belge, mettant en scène un duel aussi original qu’improbable entre deux caractères que tout oppose, mais aussi entre deux regards qui s’affrontent sans merci. Renouvelant les modalités du dialogue entre France et Équateur, Ecuador el velo se levanta vise à infléchir, la trace indélébile que les écrits de Michaux ont laissée dans la conscience de plusieurs générations de lecteurs au sujet de l’Équateur.
À son tour, Emmanuelle Sinardet observe les nouvelles modalités du dialogue France – Équateur au 21e siècle, tel que le formule le poète, romancier, dramaturge et peintre établi à Paris, Telmo Herrera. Son travail « Paris, mythe poétique équatorien : Desde la capital de los MalGenioS (2000) de Telmo Herrera » s’efforce de montrer que la fascination pour Paris se marie aux critiques parfois violentes, et cède, le cas échéant, le pas au désenchantement. Toutefois, ce faisant, le poète réinvente le mythe parisien, en effet, le recueil de poèmes Desde la capital de los MalGenioS, qui a pour sous-titre Paris 1995-2000, relève de la flânerie, topique parisien depuis Beaudelaire. La voix poétique équatorienne immergée dans la ville devient actrice de la mobilité ambiante et reconstruit un Paris qui apparaît alors comme un Paris intime et équatorianisé.
Ce volume est dédié à la mémoire de l’équatorianiste Adriana Castillo-Berchenko, trop tôt disparue.
Emmanuelle Sinardet
Université Paris Ouest Nanterre – La Défense
Centre d’études équatoriennes - CRIIA – EA 369
SOMMAIRE
Emmanuelle SINARDET – Introduction
Claude LARA – Le Centre d'études équatoriennes de Paris Ouest, un regard équatorien
Première partie : Regards croisés au prisme des champs civilisationnels
Chapitre premier – Voyageurs et scientifiques français en Équateur : échanges culturels et coopérations
Alexis MEDINA – Les Indiens sous la Révolution libérale (1895-1912) en Équateur à travers le regard de Paul Rivet
Alvar DE LA LLOSA – L’Équateur et la visite du président français Charles de Gaulle (1964). Première partie : un contexte difficile
Claude LARA – Aux sources de la collaboration scientifique franco-équatorienne : apports de la première mission géodésique française à l’archéologie équatorienne
Diana SARRADE COBOS – La contribución científica y técnica del IRD en el conocimiento de la ciudad de Quito
David MACÍAS BARRÉS – Una mirada contemporánea a la enseñanza del francés en Ecuador
Chapitre second – Perspectives comparatistes : une histoire en commun ?
Sylvie MONJEAN-DECAUDIN – Le droit de vote des femmes en Équateur et en France : d'Olympe de Gouges à Matilde Hidalgo de Procel
Christine RÉCALT – La controverse de l’eau en Équateur : deux visions, deux origines
Verónica VALENCIA BANO – Enfoque psicoanalítico sobre la histeria y la tradición terapéutica Kichwa Approche psychanalytique de la tradition thérapeutique kichwa
Chapitre troisième – L´Équateur du 21e siècle en France
Nicole FOURTANÉ – Les élections présidentielles (2006, 2009) et la Constitution de 2008, vues par le journal Le Monde
Hortense FAIVRE D’ARCIER FLORES – La visite de Rafael Correa en France (mai 2008) au prisme de l'actualité politique
Chiara PAGNOTTA – L’immigration récente des Équatoriens et Équatoriennes
Deuxième partie : Regards croisés au prisme de la littérature
Chapitre premier – Reformulations et réélaborations de l´héritage français
Pierre LOPEZ – La France comme marqueur esthétique et vecteur culturel parmi les avant-gardes équatoriennes des années 1920-1930
Cristina BURNEO – Césure et relativité : acrobatie d’un corps à deux fronts – Alfredo Gangotena
Caroline BERGE – L’héritage des auteurs français dans l’œuvre de César Dávila Andrade
Anne-Claudine MOREL – Doctor Kronz versus Docteur Rieux : deux figures de l'exil dans un contexte de peste et de choléra. Étude comparative de La Peste (1947) d'Albert Camus et de El Viajero de Praga (1996) de Javier Vásconez
Ramiro OVIEDO – De la imaginación periférica a la novela transnacional
Chapitre second – Trois Équatoriens à Paris : Alfredo Noriega, Rocío Durán Barba, Telmo Herrera
Deerie SARIOLS – Alfredo Noriega : Quito no se acaba nunca
Nathalie LALLISE-DELCOURT – Ecuador vs Ecuador : droit de réponse de Rocío Durán-Barba à Henri Michaux
Emmanuelle SINARDET – Paris, mythe poétique équatorien : Desde la capital de los MalGenioS (2000) de Telmo Herrera – Sam Gote Moz– Capítulo 3°. Mosen Trota: canónigo vascuence