Ce volume dont le titre Engins, machines et cyborgs : « science-fiction » en Amérique latine laisse entendre l’évolution d’un genre dont la spécificité originelle tient dans toute une machinerie technique qui ne cessera de muter, se propose d’étudier la représentation de cet imaginaire scientifique principalement dans la littérature. La première partie de l’ouvrage est consacrée aux contributions de plusieurs enseignants chercheurs dont la spécialité couvre des aires géoculturelles variées du Mexique au Cône Sud, en passant par les Caraïbes et le monde andin. La seconde partie est une anthologie de 15 nouvelles de science-fiction traduites par les membres du Collectif de Lectures d’ailleurs (http:/fr.calameo.com/accounts/261779) ; ces nouvelles complètent les études plus théoriques de la première partie, montrant le dynamisme et le renouveau du genre. Enfin il nous a semblé utile d’ajouter un index des œuvres les plus mentionnées dans les divers articles de la première partie de ce volume, donnant ainsi l’occasion au lecteur de tenter l’aventure d’une autre représentation de l’Amérique latine.
Si la science-fiction naît en tant que genre avec l’avènement des machines, des technologies qui vont révolutionner l’avenir de l’humanité tout entière, génératrices de nouvelles utopies, celle d’un monde meilleur, il est d’usage de déclarer que l’Amérique latine, ayant connu historiquement un retard « technologique » ralentissant ainsi son accès à la modernité, n’a pu développer ce type de littérature. Or c’est tomber dans des généralités erronées qui supposent une vision globale et homogène de pays très différents. Comment comparer l’Argentine du début du XXe siècle, dont la capitale Buenos Aires est la New York de l’Amérique du Sud, avec le Pérou dont la capitale Lima, ressemble à une petite ville de province ? Ces considérations sur le développement inégal des villes ou plutôt de la « Modernité » questionnent l’existence ou la non-existence d’un lectorat potentiel et la fondation d’une tradition. Mais on peut néanmoins considérer qu’un imaginaire scientifique se développe, certes à des degrés divers, dans les fictions latino-américaines et ce dès la fin du XIXe siècle. S’inspirant des modèles européens et nord-américains, des avant-gardes, des mouvements futuristes, et de leurs propres rêves prospectifs et prédictifs, les écrivains latino-américains créeront des histoires où les machines et leurs inventeurs seront le moteur diégétique du récit (M. Tapia), mais à la lisière d’autres genres comme le genre fantastique (A. Linck). Selon les aires analysées, on peut retracer la naissance et l’évolution d’un genre fictionnel, genre ancillaire d’abord, inspiré de ce qui se fait en Europe, mais capable aussi de s’enraciner dans des sociétés dont le substrat mythique des cultures autochtones est la voie royale vers les mondes imaginaires. Les contributions sur Cuba (C. Lepage) et le Chili (M. Areco, F. Moreno), deux pays fondateurs du genre, montrent l’usage politique divergent de la science-fiction au gré de l’Histoire. En ce qui concerne les pays de tradition moindre ou invisible éditorialement, les contributions de E. Sinardet sur l’Equateur et de F. Aubès sur le Pérou, attestent néanmoins de la présence constante d’une littérature que l’on pourrait qualifier de périphérique. En inventant des mondes imaginaires, miroir déformant du présent, en prenant les chemins de traverse de l’Histoire, les écrivains lisent leur époque, imaginant des utopies possibles ou réinventant l’histoire de la Conquête (S. Rutès) dans le cas du Mexique. Il nous semblait indispensable de ne pas négliger l’apport du cinéma, présent dans la communication sur le film México 2000 de Rogelio González (E. Vincenot). Certains espaces plus que d’autres semblent propices à l’élaboration d’un monde science-fictionnel, c’est le cas de la Basse-Californie, pour Gabriel Trujillo Muñoz (A. Fabriol). Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’époque n’est plus aux utopies, mais plutôt au constat d’un monde désenchanté, car les extraordinaires voyages intersidéraux ont montré que le ciel est vide… La très violente conjoncture politique (dictature, régime totalitaire, guerres) trouvera dans le genre post-apocalyptique les outils adéquats pour dire un monde en ruines. (T. Orecchia-Havas, E. Delafosse). L’utopie des premiers temps a donc été remplacée par l’uchronie, la dystopie, le cyberpunk (J. García Romeu).
Cette littérature que l’on dit « sans cesse périmée », car toujours dépassée par de nouvelles inventions technologiques, a traité ou traite de façon visionnaire tout ce qui aujourd’hui est devenu réalité. Et loin d’être réduite à une gadgetisation futuriste, elle pose les grands problèmes existentiels que toute société humaine tente de résoudre depuis la nuit des temps. La littérature science-fictionnelle latino-américaine n’est donc pas un genre rétrograde et confiné dans un registre codé, un peu méprisé. De grands noms ont contribué à en enrichir le registre ; les limites génériques dans lesquelles les modèles extérieurs auraient pu l’enfermer sont ainsi dépassées. Car, la spécificité de l’Amérique latine n’est-elle pas d’avoir été dès la Découverte, cet espace inimaginable, qui semblait déjà propice aux rencontres de troisième type, comme l’attestent bien des chroniqueurs du Nouveau Monde.
Tout particulièrement présente aujourd’hui dans les revues électroniques, dans les blogs, transgénérique et transfictionnelle, elle semble résister de plus à plus à toute définition précise et afin de brouiller davantage encore les pistes, rappelons ce qu’énonce l’énigmatique et malicieux narrateur de «Tlön, Uqbar, Orbis Tertius» :
«La metafísica es una rama de la literatura fantástica»…
Françoise Aubès (coordinatrice)
SOMMAIRE
Françoise AUBÈS – Avant-propos
Première partie : la science-fiction latino-américaine
1-Poétique d’un genre ou le « merveilleux scientifique »
Anouck LINCK – Les chemins non conformes de la raison :fantastique et science-fiction
Miguel TAPIA – Las máquinas más allá de la ciencia. Tecnologías del saber en Juan José Arreola y Adolfo Bioy Casares
2-Chili et Cuba : tradition et enjeux politiques de la littérature science-fictionnelle
Macarena ARECO, Fernando MORENO – Políticas de la ciencia ficción en Chile: el porvenir hecho presenteok
Caroline LEPAGE – Des Martiens, des OVNIS… et des Spoutniks sous les tropiques : la littérature science-fictionnelle cubaine
3-Utopies mexicaines
Sébastien RUTÉS – Dieu, la Conquête et l’espace : trois nouvelles mexicaines de science-fiction métaphysique (Fuentes, Porcayo, Zárate)
Anaïs FABRIOL – Le récit de science-fiction comme représentation du monde frontalierdans l’œuvre de Gabriel Trujillo Muñoz
Emmanuel VINCENOT – Satire et utopie dans México 2000 [Rogelio González, 1983]
4-Le monde andin
Emmanuelle SINARDET – Le monde désenchanté de la science-fiction équatorienne ? : «Viaje imprevisto» d’Alicia Yánez Cossío(1975) et «El analista» de Santiago Páez (1994)
Françoise AUBÈS – Demain. Quelques réflexions sur le genre SF au Pérou
5-Dystopie et écriture des ruines
José GARCÍA-ROMEU – Del posmodernismo al ciberpunk, algunas vicisitudes de laanticipación en el Cono Sur
Teresa ORECCHIA HAVAS – Arquitecturas apocalípticas: Una torre futurista en el borde de la ciudad
Émilie DELAFOSSE – Plop de Rafael Pinedo: «ciencia rudimentaria y ficción de las ruinas»
Deuxième partie : Anthologie de nouvelles de science-fiction d’Amérique latine
Traductions dirigées par Caroline Lepage
Gustavo COURAULT (Argentine) – hWord
Claudia DE BELLA (Argentine) – Rédemption
RPACOC (Pérou) – Le Rêve du robot
Hugo AQUEVEQUE (Chili) – Bleu
Daína CHAVIANO (Cuba) – L’Annonciation / Amoroso planeta (1983)
Ricardo CANALES (Mexique) – Réveil
Ronald DELGADO (Venezuela) – Réplique
Claudio G. DE CASTILLO (Cuba) – Les pionniers de l’espace
M.C. CARPER (Argentine) – Continuum Pi
Eduardo CARLETTI (Argentine) – Cycles
Eduardo M. LAENS AGUIAR (Uruguay) – DT
Melanie TAYLOR (Panamá) – Graines
Jorge Valentín MINO (Équateur) – Les Boutons noirs
Mauricio DEL CASTILLO (Mexique) – Commerce de Répliques
Juan Diego GÓMEZ VÉLEZ (Colombie) – Notre-Dame des Donneurs