Ce volume de Crisol prolonge la journée d’études consacrée aux questions de civilisation aux concours de la session 2020, qui sont maintenues au programme de la session 2021 de l’agrégation externe. Cette journée d’études, co-organisée par le CRIIA de l’Université Paris Nanterre et par l’IdA Institut des Amériques, s’est tenue le samedi 11 janvier 2020.
Le sujet de civilisation espagnole contemporaine marque un tournant dans l’histoire récente de l’hispanisme, en mettant en lumière un media considéré pendant longtemps comme peu digne d’une étude scientifique : la bande dessinée. Les travaux de Viviane Alary, Roselyne Mogin-Martin ou Benoît Mitaine, en France, ont déjà ouvert la voie depuis plus de vingt ans à la reconnaissance de cet objet d’études à la fois artistiques, littéraires et civilisationnelles. C’est cette dernière perspective qu’adopte le programme de l’agrégation externe d’espagnol, en proposant d’étudier l’élaboration d’une mémoire de l’après-guerre civile au moyen d’un support de culture populaire : la bande dessinée pour adultes. Les quatre ouvrages proposés couvrent presque 40 ans de création mais aussi de réflexion sur ce que fut l’après-guerre pour l’immense majorité de la population espagnole, depuis des points de vue différents, du fait de la personnalité de leurs auteurs, et de leur méthode de travail. Comme le rappelle Pierre-Alain De Bois dans l’article qu’il lui consacre, Paracuellos (1977-2003), la série de Carlos Giménez, s’appuie dans un premier temps sur les souvenirs de son auteur ; assez rapidement cependant, elle devient un support commun de mémoire, en ajoutant et entremêlant les récits d’autres témoins, au point de devenir une sorte de chronique collective d’une enfance sous le franquisme, dans les foyers de l’Auxilio Social. Autre forme de mémoire collective, celle des prisonnières républicaines dans les geôles franquistes que représentent Jorge García et Fidel Martínez dans Cuerda de presas (2005) : l’auteur et le dessinateur, nés à la fin des années 1970, n’ont évidemment rien vécu de ce qu’ils narrent, mais s’appuie sur les témoignages recueillis par d’anciennes victimes de la répression auprès de leurs co-détenues ; la plupart des femmes qui apparaissent dans les brefs récits de ce recueil sont des anonymes, ce qui offre à leur histoire un pouvoir de représentativité très fort. Les deux œuvres restantes s’ancrent à la fois plus dans la fiction, tout en conservant un souci de réalisme, et donc de dimension documentaire très marquée. Ainsi Los surcos del azar (2013) dans lequel Paco Roca imagine et chronique la rencontre entre un dessinateur espagnol quadragénaire et un ancien soldat républicain, incorporé par la suite aux Forces Françaises Libres et resté vivre en France sous une fausse identité, et le récit que ce dernier fait de son expérience de la guerre. Camille Pouzol interroge le passage de témoin(s) dans ce roman graphique, en montrant que les ressources particulières du genre, mêlant image et texte, sont particulièrement bien exploitées par le dessinateur valencien, dans son projet de créer une illusion de vérité, qui rende hommage à des hommes trop longtemps oubliés. Eduardo Hernández Cano s’intéresse quant à lui au scénariste de El Artefacto Perverso, Felipe Hernández Cava, en rappelant que ton intérêt pour cette période de l’immédiat après-guerre n’apparaît pas de manière soudaine à l’occasion de son travail avec le dessinateur Federico del Barrio, mais qu’il s’agit d’une constante depuis ses débuts pendant la Transition. Son article rappelle aussi combien cette question de la mémoire du système répressif mis en place par le régime franquiste a été prégnante dans l’apparition et le développement en Espagne d’une bande dessinée adulte, et qu’Hernández Cava, individuellement ou dans le cadre de collectifs, y a pris une part importante.
Le sujet de civilisation portant sur l’Amérique latine, « Explorations, conquêtes et revers de conquête : les confins amérindiens de l’Amérique du Sud (années 1530 - années 1600) », partage avec le sujet de civilisation espagnole l’ambition et l’intérêt de mettre en lumière des éléments et thématiques peu traités par l’historiographie « classique ». Il invite ainsi à déplacer le regard vers des espaces peu étudiés en tant que tels, situés sur les marches australes de l’empire au 16e siècle, et vers des acteurs invisibilisés et dont il s’agit de mettre en évidence l’agentivité, les populations amérindiennes. Employer le terme de « confins », plutôt que celui de « marge » ou de « périphérie » n’est pas innocent : il s’agit bien de dépasser la traditionnelle et réductrice dichotomie centre/périphérie, selon laquelle la périphérie serait un prolongement du centre, dépourvu de dynamique propre, ou bien un espace d’importance secondaire face à un centre où s’exprimeraient les principaux enjeux et acteurs d’une époque. Car, pour reprendre l’expression de Reynaud dans son essai Société, Espace et Justice publié en 1981, si le centre est là où les choses se passent, alors ces confins présentés comme lointains doivent être considérés comme des centres. En effet, il s’y passe beaucoup de choses qui éclairent d’un jour nouveau les processus de la conquête et de la colonisation espagnoles. L’étude de ces confins contribue, comme le fait Matthew Restall dans son célèbre Seven Myths of the Spanish Conquest publié en 2003, à remettre en question la légende historiographique d’une Conquête éclair, en montrant les difficultés, les défaites et les échecs de celle-ci et son caractère inachevé dans les années 1610. Ces confins s’avèrent aussi des centres lorsque s’y nouent les rivalités géopolitiques entre puissances européennes, dans le détroit de Magellan par exemple, situé aux confins des confins qu’est le sud chilien, mais pourtant espace stratégique de l’accès au Pacifique. C’est précisément ce que s’emploie à montrer Hélène Roy, dans son article « Les confins amérindiens au cœur du pouvoir : stratégie de carrière des conquérants et enjeux géopolitiques pour la Monarchie hispanique. Le cas d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca (XVIe siècle) ». Si elle admet que les confins sont des territoires aux marges, échappant totalement ou en partie au contrôle de la Couronne, c’est pour mieux souligner qu’il existe une géopolitique des confins qui se met en place en réponse aux poussées expansionnistes de rivaux européens dans les Indes. Hélène Roy montre également que ces confins signifient des enjeux importants pour la politique intérieure du Pérou, car ils représentent, dans la seconde moitié du 16e siècle, les derniers réservoirs possibles de richesses dans le vice-royaume. Les soldats exclus des butins des premières vagues de conquête peuvent espérer y réaliser leur rêve de richesses et d’honneurs, comme l’atteste, du reste, le déplacement continu des horizons mythiques de l’Eldorado ou de la Cité des Césars vers ces espaces. Parce qu’ils permettent de « descargar la tierra » – pour reprendre l’expression utilisée dès les années 1540 –, les confins contribuent à la consolidation d’un édifice colonial encore fragile au Pérou, en raison des différends et guerres civiles. Pour sa part, dans l’article « Une poétique des confins : La Araucana (Chili, second XVIe siècle) », Aude Plagnard revient sur une caractéristique essentielle des confins amérindiens étudiés, leur instabilité non seulement militaire, mais aussi politique et culturelle. Elle observe alors comment les acteurs de la conquête y produisent de nouveaux récits, en particulier poétiques, devant contribuer à les inscrire dans une tradition épique, alors même qu’ils subissent échecs et défaites. Aude Plagnard s’appuie sur le cas chilien et en particulier sur le poème épique La Araucana, car l’œuvre joue un rôle essentiel dans la construction d’une matrice discursive où les « revers de conquête », pour reprendre l’intitulé su sujet de l’agrégation, servent la construction d’une figure de l’adversaire araucan à la mesure des exploits espagnols et participent du récit d’une glorieuse épopée chilienne. Aude Plagnard y voit là le trait majeur d’une « poétique des confins », où les récits restent forcément inachevés, puisque les adversaires résistent héroïquement à l’expansion coloniale de la Couronne et que la Conquête reste inachevée.
Avec ce volume 15 de Crisol, nous espérons à la fois donner des outils aux candidats à l’agrégation à la session 2021 pour se préparer au concours, mais aussi participer à la construction d’une réflexion sur ces deux sujets qui, espérons-le, continueront d’inspirer la recherche en civilisation latino-américaine et espagnole dans les prochaines années.
Emmanuelle Sinardet, Eva Touboul
La journée d'étude et les débats sont disponibles en video ici:
- Amérique
- Espagne
SOMMAIRE
Pierre-Alain De Bois, "La bande dessinée Paracuellos: entre mémoire individuelle et mémoire collective d’une enfance sous le franquisme"
Camille Pouzol, "Los surcos del azar ou les jeux de témoin : les différents "je" et le langage bédéïque entre mémoire et hommage"
Eduardo Hernández Cano, "Memoria y mercado de la historieta. Cuatro obras en su campo cultural"
Hélène Roy, "Les confins amérindiens au cœur du pouvoir : stratégie de carrière des conquérants et enjeux géopolitiques pour la Monarchie hispanique. Le cas d’Álvar Núñez Cabeza de Vaca (XVIe siècle)"
Aude Plagnard, "Une poétique des confins : La Araucana (Chili, second XVIe siècle)"
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Compte-rendu de lecture
Compte-rendu de lecture (Emmanuelle Sinardet): Guápulo d’Alfredo Noriega, roman quiténien endeuillé
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