Les commémorations qui, entre 2013 et 2016, ont marqué le quatrième centenaire de la mort de Cervantès et de la publication de ses œuvres majeures, se sont traduites par l’organisation de nombreux congrès et colloques et par une intense activité éditoriale dont il serait vain de résumer ici les fruits. Pour nous en tenir au Don Quichotte, deux types d’événements méritent tout particulièrement d’être signalés. Le premier, de caractère scientifique, est la sortie des presses d’une édition de référence, coordonnée par Francisco Rico sous l’égide de la Real Academia Española : dernière mise à jour d’une entreprise engagée de longue date, elle constitue le fleuron d’une édition des Obras completas venue remplacer avantageusement celle que Rudolf Schevill et Adolfo Bonilla y San Martín avait menée à bien il y a plus d’un siècle. L’autre, qui a sensibilisé un cercle plus large que celui des seuls spécialistes, est la parution, à quelques mois de distance, de deux romans inspirés, sur des modes différents, du chef-d’œuvre de Cervantès : Le Quichotte, de Salman Rushdie, et Rêver debout, de Lydie Salvayre. Les aventures de l’ingénieux hidalgo ont ainsi bénéficié d’une renouveau d’intérêt qui s’est partagé, en quelque sorte, entre les deux images que ce dernier nous offre traditionnellement : d’une part, le protagoniste d’un récit que l’on s’accorde à tenir pour le premier roman des Temps modernes ; d’autre part, le personnage mythique qu’il est devenu au fil de ses réceptions successives et qui, de ce fait, a été remodelé souvent très librement.

On ne sera pas surpris de constater que les cinq contributions ici réunies sous le titre Retours à Don Quichotte s’inscrivent dans la première de ces deux traditions. Trois d’entre elles envisagent sous un angle inédit des chapitres dont le sens a été parfois obscurci par le poids des commentaires. Celui qui ouvre la Première Partie fait l’objet de la part de l’auteur de ces lignes d’un examen circonscrit à ce fameux « lugar de la Mancha » d’où part don Quichotte en quête d’aventures et dont l’imprécision délibérée a fait couler des flots d’encre. Il s’emploie à montrer, à partir d’une discussion de la dernière hypothèse en date, comment toute tentative d’identification de ce lieu est par définition vouée à l’échec. Isabelle Rouane, pour sa part, s’attache, dans la Seconde partie, à l’étape décisive du séjour du héros à Barcelone. Elle envisage plus particulièrement les espaces concrets de la plage et du bord de mer qui constituent le décor récurrent des aventures qu’ils structurent. Évoqué en amont, au chapitre 60, et en conclusion, au chapitre 66, ce rivage particulier encadre l’épisode à la manière d’une scène de théâtre dont il s’agit d’analyser la mise en écriture. Marqueur textuel de l’œuvre cervantine, elle contribue à la définition d’une géo-poétique des rivages ontologiquement marquée par sa dimension pathétique. Une géopoétique à laquelle donne sa pleine l’une des péripéties de Las dos doncellas, l’une des Nouvelles exemplaires, qui, elle aussi, a le même décor pour cadre final. Quant à Jean-Paul Sermain, il examine en les comparant les conclusions respectives de la Première et de la Seconde Partie. Il montre comment l’auteur continue à se dissocier de son personnage et de son point de vue, mais en des termes inversés par rapport à tout ce qui précède, ce qui permet de suggérer une autre approche du roman que celle qui s’affirme purement critique et comique, compatible, par conséquent, avec les lectures romantiques qui lui confèrent la capacité d’émouvoir le lecteur.

Philippe Rabaté, en revanche, envisage l’ensemble du roman dans une perspective qui transcende l’enchaînement et la diversité des épisodes, en prenant pour objet la construction de Sancho Pança dont on sait qu’elle a donné lieu à une abondante littérature critique. Prenant appui sur son maniement de l’oralité et sur la relation changeante que noue l’écuyer avec le code chevaleresque de son maître, il se propose de montrer comment ce personnage, issu d’un substrat folklorique qui a connu maintes transpositions littéraires,  s’affirme peu à peu comme un être inventif et capable comme tel de se faire une place dans les aventures qu’il doit vivre.

Enfin, David Alvarez reconsidère la suite d’Avellaneda à partir d’un des lieux communs qui veut que don Quichotte y finisse reclus dans l’asile d’aliénés de Tolède. A bien y regarder, estime-t-il, cette affirmation doit être nuancée. Un nouvel examen du dénouement de l’apocryphe lui permet d’en faire ressortir les paradoxes, tout en découvrant de possibles réminiscences de cette fin allographe au début du Don Quichotte de 1615. 

Sans qu’il faille mésestimer tout ce qui les distingue les unes des autres, ces cinq contributions, on le voit, témoignent d’une même préoccupation : celle d’une défense et illustration de la lettre du texte cervantin, préalable indispensable à toute lecture soucieuse d’en rectifier ou d’en renouveler le sens. Retours à Don Quichotte y puise sa cohérence, sans pour autant sacrifier sa diversité.

Jean Canavaggio, Université Paris Nanterre

Crisol-22.jpg

 

SOMMAIRE

Jean Canavaggio (Université Paris Nanterre), présentation

Jean Canavaggio (Université Paris Nanterre), «Un village de la Manche dont il n’y a pas lieu de se rappeler le nom»

Isabelle Rouane Soupault (Université d’Aix-Marseille), «La plage de Barcelone (Don Quichotte II, 61-64) : vers une géo-poétique cervantine des rivages»

Jean-Paul Sermain (Université Sorbonne Nouvelle), «Le repentir de don Quichotte et le double jeu de Cervantès»

Philippe Rabaté (Université Paris Nanterre), «La construction du personnage de Sancho Pança»

David Alvarez (Université de Picardie), «La fin surprenante du Don Quichotte d’Avellaneda et ses échos au début du Don Quichotte de 1615»

 

Crisol série numérique / ISSN : 2678-1190

Directrice de la publication : Caroline Lepage

200 avenue de la République 
92000 Nanterre

c.lepage@parisnanterre.fr

Publiée: 2022-03-05