Les 13 septembre et 4 octobre 2021, le groupe Horizons des Littératures Hispaniques et l’Atelier sur l’Histoire des Femmes dans l'Aire Hispanique Contemporaine s’associaient pour l’organisation, à l’Université Paris Nanterre, sous la houlette du Centre de Recherche Ibériques et Ibéro-Américaines, de deux journées d’étude consacrées aux femmes écrivaines en Espagne et en Amérique latine contemporaines. Au-delà des sempiternelles interrogations sur l’existence ou non d’une écriture proprement féminine ou de spécificités thématiques, techniques, voire stylistiques, propres à l’écriture des femmes – nous souhaitions partiellement laisser ces débats et autres polémiques derrière nous –, il s’agissait pour nous, tout simplement, de réunir des chercheuses et des chercheurs de nos domaines, en l’occurrence l’histoire et la littérature hispaniques et ibéro-américaines, pour évoquer des parcours de femmes, ordinaires ou extraordinaires, ayant pris la plume comme on s’installe à une tribune pour se dire elles-mêmes, parfois pour s’afficher et se revendiquer elles-mêmes, dans leurs mondes intimes, dans le monde, et dire le monde dans ses rapports avec elles. Cela donne une traversée qui nous mène de l’Espagne et du Pérou du 19e siècle à l’Espagne, à la Porto Rico, au Guatemala, à l’Argentine, à la Cuba, à la Colombie et à l’Espagne des 20e et 21e siècles ; 13 articles qui nous conduisent vers des horizons qui divergent dans les évidences, purement circonstancielles (liées au temps de l’écriture et de la réception), mais convergent en des points de jonction plus inattendus et qui, nous l’espérons, décaleront la réflexion que l’on peut faire quand on lit ce que les femmes ont à écrire… veulent écrire.
Pour ouvrir la voie, Sheila Siguero pose en quelque sorte un cadre à nos échanges en s’appuyant sur le cas de l’Argentine Mariana Enríquez (1973) afin de revenir sur la place que la critique donne et sur le rôle qu’elle a coutume de donner et d’attribuer / concéder à la polémique « question du genre » dans son analyse et son évaluation de la littérature des femmes, tantôt pour mieux les invisibiliser, tantôt, au contraire, pour les sur-exposer dans la lumière d’une pseudo identité femme qui réduit considérablement la portée de leur œuvre et des discours qu’elle porte.
Le premier axe de ce numéro, «Femmes écrivaines et société», privilégie la transversalité en réunissant des articles qui nous entraînent dans un va-et-vient entre l’Espagne et l’Amérique latine, de la fin du 19e au seuil du 21e siècle. Il réunit des autrices qui bousculent l'ordre social, dénoncent les injustices et les oppressions de toutes sortes, remettent en question le rôle qu'on leur assigne, voire franchissent la ligne rouge. Ainsi, Sylvie Turc-Zinopoulos présente une lecture de la pièce El padre Juan (1891) à la lumière du manuel de conduite érigé en modèle par la littérature édifiante en vigueur que la dramaturge espagnole Rosario de Acuña (1850-1923) détourne pour en faire un manuel de combat destructeur à la gloire de “la femme du futur”. À la même époque, au Pérou, l'écrivaine Clorinda Matto de Turner (1852-1908) publie son œuvre romanesque – Aves sin nido (1889), Índole (1891) et Herencia (1895) – dont le caractère pionnier dans l'apparition de l'indigénisme littéraire est souligné par Béatrice Ménard qui se penche également, dans les œuvres citées, sur la dénonciation des agissements de l'Église et la place fondamentale accordée à l'éducation de la femme péruvienne. Revenant en Espagne, Christian Boyer montre comment Emilia Pardo Bazán (1851-1921) s'impose sur la scène littéraire – essentiellement masculine à cette époque – avec des récits courts originaux à la rhétorique faite de sang et de brutalité qui évoquent les lointains horizons d'un Orient imaginaire ou fantasmé. Progressant dans le temps, nous passons au 20e siècle, sous la dictature franquiste, avec Claire Laguian qui s'intéresse à la réversibilité du motif de l'insularité dans une approche croisée des poèmes de Gloria Fuertes (1917-1998) et de Natalia Sosa (1938-2000) qui soulèvent la question du lesbianisme et de la difficulté à être écrivaine à cette époque en Espagne. Pour finir, en compagnie de Sophie Large, nous arrivons au début du 21e siècle et repartons en Amérique latine dans une étude comparée de Fe en disfraz de Mayra Santos-Febres (1966) et Diosa decadentes de Jessica Masaya Portocarrero (1972), romans dont le choix de la voix narrative masculine misogyne pose question dans le cadre d'un projet d'écriture féministe.
Le deuxième axe, « Femmes écrivaines et violences », réunit trois études qui abordent un sujet sensible d’une actualité toujours dramatique, sous des angles différents mais complémentaires. Qu’elle soit morale, sociale, économique ou psychologique, la violence faite aux femmes se manifeste le plus souvent sur leur corps, considéré comme objet à posséder et à soumettre. Si les atteintes au corps féminin rendent visibles, par les traces laissées, une forme de domination masculine, elles sont aussi l’expression d’une volonté de destruction et d’anéantissement de l’Autre, comme en témoigne la liste sans fin des féminicides. Dans la mesure où elles sont écrites par des femmes, les œuvres analysées dans cette section posent la question de l’expression d’un vécu intime, associée à une dénonciation : par leur diversité générique – poésie, théâtre, roman –, et par leur variété géographique – Espagne, Mexique, Argentine –, les trois contributions examinent les différentes modalités de dire et de montrer la violence, ainsi que les formes de résistance qu’elles sous-tendent. Lina Iglesias propose une lecture de la poésie d’Isabel Pérez Montalbán (Cordoue, 1964), et en particulier de son dernier recueil Vikinga (2020), en montrant comment le sujet poétique, à partir des atteintes sociales et physiques subies depuis l’enfance, se construit en résistance contre la société. Le poème se présente alors comme le lieu d’une diction sensible qui fait affleurer un douloureux vécu personnel à partir duquel est abordée la question d’un sujet féminin. Les deux articles suivants s’articulent autour du terme récent de féminicide. Ainsi, Laurent Gallardo analyse la pièce de théâtre La casa de la fuerza, dernier volet de la tétralogie du sang, écrite par Angélica Liddell (1966), qui, entre performance et théâtre, explore les limites du représentable. En mettant en scène les disparitions et assassinats de femmes qui ont lieu, depuis de nombreuses années, à Ciudad Juárez (Mexique), la dramaturge cherche à rendre visible l’invivable, construisant ainsi un contre-discours, à la fois sensible et politique. Portée par une puissante poétique scénique, la mise en scène devient un événement théâtral qui interpelle et dénonce sans compromis. Quant à Paula Klein, elle se penche sur deux romans argentins contemporains aux titres significatifs : Chicas muertas, de Selva Almada (1973), publié en 2014, et Aparecida, de 2015, écrit par Marta Dillon (1966). À partir d’une perspective féministe, ces autrices reviennent sur les féminicides et les disparitions sous la dictature militaire argentine, en mettant au jour la violence de genre. Les crimes donnent lieu à des enquêtes qui mêlent, dans le roman, fiction et documents d’archives ; en interrogeant le statut de l’écrivaine-enquêtrice comme nouvelle figure de la littérature, Paula Klein montre les modalités d’un dispositif de dénonciation.
Le troisième axe de ce volume, intitulé « Femmes écrivaines et médias », explore la relation que les femmes écrivaines entretiennent avec les médias depuis le premier tiers du 20e siècle. Tout en privilégiant là encore la transversalité, elle réunit des travaux qui s’intéressent aux productions médiatiques et médiatisées des femmes écrivaines et interrogent les motivations, les formes et les enjeux de ces prises de parole et de position qui ouvrent à la question de la femme écrivaine comme personnage public. Manuelle Peloille revient sur l’une des pionnières du journalisme en Espagne, Sofía Casanova (1861-1958). Elle s’intéresse plus particulièrement aux écrits que cette dernière produisit en lien avec son expérience de la Première Guerre mondiale et de la Révolution bolchevique. À travers la mise en regard des chroniques publiées par la correspondante de guerre dans le journal madrilène ABC et de son « roman de poupée » Viajes y aventuras de una muñequita española en Rusia (1920), elle met au jour les deux stratégies à l’œuvre dans cette mise en mots de l’expérience vécue. C’est également le caractère précurseur des écrits journalistiques de Magda Donato (Carmen Eva Nelken, 1868-1966) que met en évidence Rocío González Naranjo. En s’appuyant sur 3 reportages parus dans Ahora entre 1932 et 1935, elle montre en quoi cette figure encore largement méconnue mais représentative d’un « mouvement de femmes républicaines » peut être considérée comme la pionnière du periodismo gonzo en Espagne, quelques 40 ans avant l’apparition de ce journalisme d’infiltration aux États-Unis. Enfin, prolongeant la réflexion jusqu’à l’époque actuelle et aux nouvelles technologies de la création et de la communication, Caroline Lepage s’intéresse au blog de Zoé Valdés (1959) : zoevaldes.net. Sur la base d’une analyse minutieuse des posts qui y ont été publiés depuis 2008, elle présente une facette peu connue de l’écrivaine cubaine, celle de la « lectrice-écrivaine » dont elle examine la complexité en termes d’auto-figuration et d’auto-discours auctorial.
Pour fermer le ban, Yann Seyeux s’est intéressé, dans un quatrième axe intitulé « Femmes écrivaines et littératures numériques », à ce que l’on pourrait désigner sous l’étiquette de littérature mutante ou, en l’occurrence, de littérature 2.0, quand le littéraire échappe aux frontières sacralisées du livre papier et s’engage dans des expériences depuis ce qu’il faut bien voir ici comme une forme extrême de transtextualité ; la Colombienne Alejandra Jaramillo Morales (1971) a en effet eu recours aux outils technologiques pour relire-réécrire Rayuela, de Julio Cortázar, l’une des grandes et plus échevelées aventures expérimentales de littérature du 20e siècle… ouvrant ainsi un dialogue d’auteurs sur les formes et les formats de la littérature.
Bonne lecture à toutes et tous !
Lina Iglesias, Caroline Lepage, Béatrice Ménard, Allison Taillot, Sylvie Turc-Zinopoulos
SOMMAIRE
Sheila Siguero (Horizons des Littératures Hispaniques), «Escritura o mujer: el malestar del posicionamiento»
Partie 1 – Femmes écrivaines et société
Sylvie Turc-Zinopoulos (Université Paris Nanterre – UR Études Romanes / CRIIA), «Aproximación a El padre Juan (1891) de Rosario de Acuña desde el manual de conducta de la literatura de la domesticidad»
Béatrice Ménard (Université Paris Nanterre, UR Études Romanes / CRIIA / HLH), «Clorinda Matto de Turner: de la protección del indio a la educación de la mujer »
Christian Boyer (CRIIA, Université Paris Nanterre), «L’évocation de l’Orient dans les récits courts d’Emilia Pardo Bazán: le lointain à l’épreuve de la violence»
Claire Laguian (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Laboratoire d’Études Romanes –LER, EA4385), «Femmes et lesbiennes: le motif de l’insularité dans la poésie de Gloria Fuertes et Natalia Sosa»
Sophie Large (Université de Tours, ICD – EA 6297), «Voix narratives masculines dans la fiction féministe contemporaine: étude comparée de Fe en disfraz de Mayra Santos-Febres et Diosas decadentes de Jessica Masaya Portocarrero»
Partie 2 – Femmes écrivaines et violences
Lina Iglesias (Université Paris Nanterre / CRIIA – HLH), «Isabel Pérez Montalbán: la voix d’une “vikinga”»
Laurent Gallardo (Université Grenoble Alpes ILCEA4), «La casa de la fuerza d’Angélica Liddell: comment témoigner de l’invivable féminin?»
Paula Klein (Imager (Paris XII)- FORELLIS (Université de Poitiers), «Escritoras-investigadoras: Chicas muertas de Selva Almada y Aparecida de Marta Dillon»
Partie 3 – Femmes écrivaines et médias
Manuelle Peloille (3L.AM, Université d'Angers), «Sofía Casanova: entre les armes et les lettres»
Rocío González Naranjo (Université Catholique de l'Ouest EA 4249 HCTI Université Bretagne Sud), «Una mujer pionera del periodismo gonzo en españa: Magda Donato (1898-1966)»
Caroline Lepage (Université Paris Nanterre / CRIIA – HLH), «Une écrivaine lectrice à travers son blog: le cas de Zoé Valdés»
Partie 4 – Femmes écrivaines et littératures numériques
Yann Seyeux (Université Paris Nanterre – UR Études Romanes / CRIIA), «De la Rayuela al Mandala: para una lectura hipertextual de la novela digital de Alejandra Jaramillo Morales»